Chapitre XIX

 

Quand nous atterrissons, à 4 h 45 du matin, il crachine et la chaleur est déjà oppressante. Comme le service des bagages de la TWA n’ouvre qu’à 9 heures j’ai du temps à tuer. Je n’ai emporté aucun bagage pour le voyage, simplement un grand sac en toile où je transporte une brosse à dents et toutes les petites choses nécessaires au quotidien, y compris un slip de rechange. Je ne vais jamais nulle part sans ma brosse à dents et un slip de rechange. Je vais aux toilettes pour dames me rafraîchir un peu. Je me lave la figure et passe mes doigts mouillés dans mes cheveux. L’éclairage au néon me fait une tête sinistre. Derrière moi il y a une femme en train de changer les couches d’un de ces nourrissons énormes qui ont l’air d’adultes trop sérieux et aux joues trop rouges. Pendant que sa mère s’occupe de lui, le bébé garde ses yeux graves rivés sur moi. C’est de cette manière que me regardent parfois les chats, comme si nous étions des agents étrangers nous adressant des signaux silencieux dans quelque endroit désert.

Je m’arrête à un kiosque pour acheter un journal. Je m’installe avec dans l’unique cafétéria ouverte et commande des œufs brouillés, du bacon, des toasts et un jus d’orange. Tout en mangeant tranquillement, je lis un article très intéressant sur un homme qui a légué toute sa fortune à un sansonnet. Je suis incapable de lire la première page avant 7 heures du matin.

A 8 h 45 je connais l’aéroport comme ma poche. Je loue un chariot pour un dollar et m’en vais attendre patiemment l’ouverture du bureau. A travers la vitre, je vois les bagages d’Elaine. On dirait que quelqu’un les a retirés du dessous de la pile exprès pour moi. Enfin, un homme entre deux âges et en uniforme de la TWA, un énorme trousseau de clés à la ceinture, ouvre la porte et allume la lumière.

Je lui tends les tickets, m’attendant à ce qu’il me demande une pièce d’identité. Mais non. Il se moque bien de savoir qui je suis.

Quand le bureau de location de voitures Penny Car Rental ouvre, je loue un break. J’ai appelé Julia la veille pour la prévenir de mon arrivée. Il ne me reste plus qu’à retrouver l’autoroute et à prendre la direction du nord. Dehors il crachine toujours et l’air est moite. Ce n’est qu’en arrivant au parking de la résidence que je m’aperçois que tous les bagages sont fermés à clé et que je n’ai pas de clé. C’est malin. Espérons que Julia Ochsner aura une idée. Je traîne le tout jusque devant la porte de Julia en deux voyages.

Je frappe et attends un bon moment, le temps que Julia traverse l’appartement en martelant le sol de ses béquilles et en me criant des encouragements.

— J’arrive. N’abandonnez pas. Encore six pas et je fonce.

De l’autre côté du battant, je souris en jetant un coup d’œil à l’appartement d’Elaine. Aucun signe de vie. On a même enlevé le tapis devant la porte, laissant un rectangle de sable fin qui a filtré à travers la brosse.

Julia ouvre la porte. Je lui trouve une silhouette encore plus menue, encore plus ratatinée qu’à ma précédente visite mais ses yeux pétillent de plaisir.

— Ah, Kinsey ! Je savais que c’était vous. Je suis réveillée depuis 6 heures ce matin tellement j’étais impatiente de vous voir. Entrez vite.

Elle sautille sur le côté pour me céder le passage. Je rentre les bagages dans l’appartement et referme la porte derrière moi. Elle tapote une valise du bout de sa canne.

— Je les reconnais bien.

— Malheureusement elles sont fermées à clé.

— Alors il va nous falloir nous livrer à un petit travail de détective, dit-elle, toute contente. Mais voulez-vous du café d’abord ? Et comment s’est passé votre vol ?

— J’adorerais une tasse de café, dis-je. Le vol ne s’est pas mal passé.

L’appartement de Julia croule sous les antiquités, mélange curieux de meubles victoriens, d’éléments décoratifs orientaux et de photographies de famille dans de lourds cadres d’argent. Le silence n’est troublé que par le tic-tac d’une horloge de parquet dont le son fait penser à quelqu’un qui taperait sur du formica avec des baguettes de tambour.

Je vais à la cuisine préparer le café que j’emporte dans le salon en même temps que les tasses et tout le reste sur un plateau.

— Ce sont des meubles de famille, Julia ? Certains sont de pures merveilles.

Julia sourit en agitant sa canne.

— Je suis la dernière survivante de ma famille, alors j’ai hérité de tout par défaut. J’étais la plus jeune de onze enfants et ma mère me trouvait timorée. Elle a toujours juré qu’il n’adviendrait jamais rien de bon de moi. Je me contentais de me taire et d’attendre. Et bien sûr elle est morte. Mon père est mort aussi. J’avais huit sœurs et deux frères et ils sont tous morts. Petit à petit, tout a convergé vers moi, si bien que je n’ai pratiquement plus la place de remuer. Il va falloir que je m’en débarrasse un jour. On commence dans une maison de dix pièces et on finit dans une chambre de maison de retraite avec juste assez de place pour un lit et un bougeoir. Non que j’ai l’intention de me résigner à ça.

— Visiblement vous n’en prenez pas le chemin.

— Je l’espère. Je compte bien tenir le coup le plus longtemps possible, puis je me barricaderai chez moi et je m’occuperai moi-même du baisser de rideau, si la nature ne s’en charge pas avant. J’espère mourir dans mon lit, une nuit ; c’est le lit où je suis née. Vous avez une grande famille ?

— Non, il n’y a que moi. J’ai été élevée par une tante mais elle est morte il y a dix ans.

— Alors nous sommes dans le même bateau. Rassurant, non ?

— C’est une façon de voir les choses.

— Je viens d’une famille de braillards et de gifleurs. Ils se balançaient tous des trucs à la figure. Des verres, des assiettes, des tables, des chaises. L’air était toujours saturé de missiles volants, des objets divers qu’on propulsait d’un coin de la pièce à l’autre sous les hurlements. Mais occupons-nous plutôt de ces valises. Dans le pire des cas, nous pourrons toujours les jeter par la fenêtre, je suis sûre qu’elles s’ouvriront en atterrissant sur le trottoir.

Nous approchons le problème comme s’il s’agissait de déchiffrer un code. La théorie de Julia, qui se révèle exacte, est qu’Elaine a dû former une combinaison de numéros fondée sur des éléments de sa vie personnelle. Adresse, code postal, numéro de téléphone ou de sécurité sociale, date de naissance. A tour de rôle nous choisissons un groupe de chiffres et les appliquons aux différentes valises. Pour moi, la troisième tentative est la bonne, avec les quatre derniers chiffres de son numéro de sécurité sociale. Comme les quatre bagages sont codés avec le même chiffre, cela nous simplifie la tâche.

Nous les ouvrons sur le sol du salon. Ils contiennent exactement ce que nous nous attendions à y trouver : des vêtements, des produits de beauté, des bijoux fantaisie, de la lingerie, des chaussures. Pourtant, une chose nous frappe aussitôt : on aurait dit des valises faites par une femme ayant quitté son mari en pleine tempête conjugale. Les vêtements ont été enfournés là-dedans sur leurs cintres, les chaussures jetées par-dessus. On dirait que des tiroirs ont été déversés directement dans la plus grande des valises. Julia a clopiné jusqu’à son fauteuil et elle y est maintenant assise, le menton en appui sur le pommeau de sa canne. Je m’installe sur une bergère à côté d’elle sans quitter les valises des yeux. Puis je me tourne vers Julia, l’air gêné.

— Je n’aime pas ça. D’après ce que je sais d’Elaine, c’est une femme très ordonnée, presque maniaque. Si vous aviez vu dans quel état elle a laissé son appartement. Tout était si propre, si bien rangé. Pensez-vous qu’elle aurait pu faire ses bagages avec aussi peu de soin ?

— Non, à moins d’avoir été terriblement pressée.

— Elle l’était certainement, mais je ne pense tout de même pas qu’elle aurait emballé ses affaires, comme ça.

— A votre avis, qu’est-ce que cela signifie ?

Je lui parle du double jeu de billets d’avion, de l’escale de St-Louis et de tout ce qui me semble important. C’est agréable d’avoir quelqu’un avec qui échafauder des hypothèses. Julia a l’esprit très vif et elle aime autant que moi défaire des nœuds compliqués.

— Je ne suis pas convaincue qu’elle soit arrivée là bas, dis-je. Seule la parole de Pat Usher nous l’a fait croire, mais nous savons ce que vaut cette parole. Peut-être Elaine est-elle descendue à St-Louis pour une raison ou une autre.

— Sans ses bagages ? Et vous m’avez dit aussi qu’elle était partie sans son passeport. Alors comment a-t-elle pu faire ?

— Elle avait son manteau de lynx, qu’elle a pu mettre en gage ou vendre.

J’ai bien une petite idée qui me trotte dans la tête mais pour le moment je préfère ne pas la creuser.

Julia a l’air sceptique.

— Je ne pense pas qu’elle aurait vendu son manteau, Kinsey. Pour quoi faire ? Elle a de l’argent à la pelle. Des actions, des bons du trésor, des fonds de placement. Elle n’a pas besoin de mettre quoi que ce soit en gage.

Elle a raison, bien sûr.

— Je continue à me demander si elle n’est pas morte. Ses bagages sont arrivés là-bas, mais peut-être pas elle. Elle est peut-être dans une morgue quelconque avec une étiquette attachée au gros orteil.

— Vous pensez que quelqu’un a pu la guetter à sa descente de l’avion et la tuer ?

— Je ne sais pas. C’est possible. Il est possible aussi qu’elle n’ait jamais fait le voyage.

— Mais vous m’avez dit que quelqu’un l’a vue monter dans l’avion. Ce chauffeur de taxi dont vous m’avez parlé.

— Cela ne constitue pas une preuve absolue. Un chauffeur de taxi effectue une course pour une femme qui lui dit être Elaine Boldt. Mais il ne l’a jamais vue auparavant, alors comment être sûr qu’il s’agissait bien d’elle ? Comment savez-vous que je suis Kinsey Millhone ? Parce que je vous le dis. Quelqu’un a pu se faire passer pour elle juste pour créer une fausse piste.

— Mais pourquoi ?

— Ça, je n’en sais rien. Deux femmes pourraient être dans le coup. Dont l’une est sa sœur Beverly.

— Et l’autre Pat Usher.

— Oui. Pat avait tout intérêt à voir Elaine hors jeu. C’est comme ça qu’elle a pu loger gratuitement à Boca pendant des mois.

— C’est bien la première fois que j’entends dire que quelqu’un a pu commettre un meurtre à seule fin de s’assurer le gîte et le couvert, dit aigrement Julia.

Je souris. Je sais que nous pataugeons mais nous finirons peut-être par trébucher sur quelque chose.

— Est-ce que Pat a laissé une adresse où faire suivre son courrier comme elle l’a promis ?

Julia hoche la tête.

— Charmaine dit qu’elle en a laissé une mais c’était du vent. Elle a plié bagages et filé le jour même de votre première visite ici et personne n’en a plus entendu parler depuis.

— Et merde. J’étais sûre qu’elle le ferait.

— De toute façon, vous n’aviez aucun moyen de l’en empêcher, dit gentiment Julia.

J’appuie ma tête contre le dossier du fauteuil en poursuivant mes spéculations.

— Il a pu s’agir aussi de Beverly, vous savez. Elle a pu assommer sa sœur dans les toilettes de l’aéroport de St-Louis.

— Ou la tuer à Santa Teresa et se faire passer pour elle à partir de ce moment-là. C’est peut-être elle qui a fait les valises et pris l’avion.

— Essayons autre chose, dis-je. Pensez à Pat. Si elle n’était qu’une étrangère dont Elaine aurait fait la connaissance dans l’avion ? Elles bavardent et Pat se rend compte que… (Je m’arrête en voyant l’expression du visage de Julia.) Oui, c’est vraiment trop tiré par les cheveux.

— Oh, forger des hypothèses ne peut pas faire de mal. Peut-être Pat a-t-elle connu Elaine à Santa Teresa et l’a suivie jusqu’à Miami.

L’idée me plaît assez.

— Oui, c’est tout à fait possible. Tillie dit avoir eu des nouvelles d’Elaine, ou du moins supposait-elle qu’il s’agissait d’Elaine, par carte postale jusqu’au mois de mars, mais quelqu’un a fort bien pu imiter son écriture.

Je lui rapporte ensuite mes conversations avec Aubrey et Beverly, et au beau milieu un déclic se produit dans ma mémoire.

— Attendez. Je viens de me souvenir de quelque chose. Elaine a reçu une facture d’un fourreur de Boca. Si nous essayions de le retrouver et de savoir s’il a vu le manteau ? Ce pourrait être un indice intéressant.

— Quel fourreur ? Il y en a pas mal ici.

— Il faudra que je demande à Tillie. Puis-je téléphoner en Californie ? Si nous arrivons à retrouver la trace de ce manteau, nous ne serons pas loin de la retrouver elle.

Julia s’extirpe de son fauteuil et claudique vers le téléphone. Quelques minutes plus tard j’ai Tillie au bout du fil et je lui dis ce dont j’ai besoin.

— Vous savez que cette facture a été volée avec le reste, mais il vient d’en arriver une autre. Ne quittez pas, je vais voir ce qu’il y a dessus.

Elle pose le combiné et le reprend quelques secondes plus tard.

— C’est une lettre de deuxième relance d’un fourreur appelé Jacques. On lui réclame soixante-seize dollars de frais de stockage et deux cents pour avoir fait recouper le manteau. Je me demande bien pourquoi. A propos, il est arrivé aussi d’autres factures. Je vais voir ce que c’est.

J’entends Tillie ouvrir des enveloppes à l’autre bout du fil.

— Oh là là. Des lettres de relance et encore des lettres de relance. Voyons un peu. Eh bien ! Visa, Mastercard. La dernière en date remonte à une dizaine de jours mais ce doit être la fin de la période de facturation. On lui demande de ne plus utiliser ses cartes avant d’avoir réapprovisionné son compte.

— Y a-t-il une indication des endroits où les achats ont été faits ? Quelque chose venant de Floride ?

— Oui, essentiellement Boca Raton et Miami, mais vous vérifierez vous-même à votre retour. Maintenant que j’ai fait changer mes serrures, tout devrait être en sécurité.

— Merci, Tillie. Pouvez-vous me donner l’adresse du fourreur ?

Je prends note et Julia m’indique comment m’y rendre. Je la quitte et redescends au parking. Le ciel est d’un gris menaçant et le tonnerre gronde au loin, ou peut-être pas si loin. J’espère avoir tout réglé ici avant qu’il ne se mette à pleuvoir des hallebardes.

Jacques se trouve au centre d’un élégant quartier commercial, ombragé d’un treillage de bois peint et planté de délicats bouleaux dans de grandes jardinières bleu pâle. De petites ampoules s’égaient dans les branches, semblables à des guirlandes de Noël dans la lumière presque crépusculaire d’avant l’orage.

Les vitrines sont de vrais petits chefs-d’œuvre. Si je ne répugnais pas autant à porter sur le dos la peau d’innocentes bestioles, je me serais sûrement damnée pour ce manteau d’un ravissant bronze doré jeté négligemment sur une dune de fin sable blanc sur toile de fond bleu ciel.

Je pousse la porte et entre.